De gré ou de force

 

 

Après une bonne heure de traque à travers la ville en ruine, je les avais enfin trouvés, ces chiens de terroristes. Ils couraient en direction d'une camionnette, espérant pouvoir m'échapper à nouveau. Je prends le bazooka ; son contact lourd et froid sur mon épaule me fait sourire. Il me rappelle d'autres moments, tout aussi excitants.

Target. Fire. Monte, flamme légère. Tiens, il y en a un qui se sauve en courant. Ça me plaît. Délaissant mon arme favorite, je sors un couteau ; moins efficace mais plus en finesse. Je m'élance.

Un coup d'œil au coin de l'immeuble. Ah, il est déjà loin, le bougre. J'accélère jusqu'à revenir à une dizaine de mètres de lui. Je ne l'ai pas vu sortir son arme, mais quand il fait brusquement un roulé-boulé, je n'attends pas qu'il soit en position de tir pour me jeter derrière les poubelles. Les balles sifflent, miaulent sur le métal, déchiquettent le mur derrière moi. Une chaleur vive me laboure le dos : les éclats. Je vais le massacrer, le saigner comme un goret. Il aurait été plus avisé de crever avec les autres. Cette ville est mon terrain de chasse. Ici, c'est moi le prédateur.

Il est reparti en longeant le pâté de maisons par son côté sud. Plutôt que de le suivre, je préfère emprunter l'escalier de secours. Une fois sur le toit, je pourrais contourner le bâtiment plus vite que lui, et me poster sur un balcon pour l'attendre.

Le voilà. Je lui saute dessus, il perd l'équilibre. Il a de la ressource, il se rétablit avant moi. Il m'envoie son pied dans l'estomac. Merde ! Puis il revient à la charge, mais je lui balance un bon direct, franc et net, en plein visage. Il s'attarde une fraction de seconde sur son nez qui pisse le sang puis fait mine de s'enfuir, m'offrant son dos – ce que j'attendais. Je l'attrape par les épaules et lui brise l'échine d'un bon coup de genou dans la colonne vertébrale. Un impeccable crac se fait entendre.

Il fait moins le fier à présent, le visage figé dans une expression de douleur. Je lui caresse les flancs du bout de ma botte, afin de m'assurer que la mort ne l'a pas déjà emporté. Il gémit. Bien ; c'eût été dommage. Je soupire et finalement lui enfonce doucement mon couteau entre deux côtes, lui appliquant une vigoureuse torsion pour entendre le métal crisser sur les os.

Voilà une bonne chose de faite.

Ma montre flasha. Déjà ? Puisqu'il le fallait... J'entamais la suite de commandes destinée à me ramener au réel, mais un miroitement dans l'air m'interrompit.

Elle était de retour.

— Salut, Trish. Tu tombes mal, j'allais partir.

— C'est moi qui te fais fuir ? Elle avança en bougeant les hanches de manière suggestive.

— Non, mais j'ai des trucs à faire.

J'essayai de paraître le plus décontracté possible, mais je doutais de faire illusion.

— D'accord... ne tarde pas trop... J'ai trouvé de nouveaux jeux que tu devrais particulièrement apprécier, dit-elle en ponctuant sa phrase d'un clin d'œil.

 

De retour chez moi – mon vrai chez-moi – j'attendis un instant que l'installation de ma console Cyb+ finisse de se réinitialiser. Je me dirigeai ensuite vers la salle de bain. J'avais cette console depuis peu de temps, et je ne savais pas si le film de nano-machines qui formait la combinaison sensitive allait rester longtemps sur ma peau une fois débranché, ou si je risquais d'en répandre partout. Le vendeur à qui j'en avais parlé lors de l'achat de la Cyb+ avait comparé ce genre de peur à celles qui sévissaient à l'époque de la lessive en poudre : les gens évitaient de la toucher de crainte que leurs mains ne soient rongées par les enzymes.

J'avais pourtant eu quelques craintes, au début. L'idée de laisser ces microscopiques bestioles mécaniques se coller à mon épiderme, y pénétrer par mes pores pour y activer mes cellules nerveuses et musculaires, avait un je-ne-sais-quoi de répugnant.

La brochure du constructeur préconisait une douche énergique de trois à cinq minutes pour dissoudre la pellicule nano. J'y restai une demi-heure, pour me détendre ; je commençais à ressentir les courbatures consécutives à ces quarante-huit heures d'immersion.

 

*

* *

 

L'immense magasin n'était pas encore surpeuplé. Les jeunes couples se baladaient dans les rayons des récepteurs classiques, les professionnels observaient froidement les modèles de postes de travail, mais c'était manifestement le stand Cyb+ qui avait le plus de succès.

Normal. Là où les autres consoles ne vous offraient que des gants et des casques tridi en guise d'interface avec le réseau, la Cyb+ avait les moyens de vous plonger dans un univers indifférenciable de la réalité.

J'allai directement à l'atelier. Zen, un copain bidouilleur, était au fond de la pièce, penché sur une vieille paléovision complètement démontée. Trois jours plus tôt, il m'avait juré pouvoir apporter certaines petites améliorations à ma console.

— Hello, Zen. Je t'ai amené ma boîte.

— OK, pose-la sur la table, me dit-il sans même lever la tête. Tu veux quoi, au fait ?

— La totale. Casser la limitation de durée de connexion et laisser la combi en free-using.

Il s'arrêta et me regarda en grimaçant.

— Je veux bien, mais tu ne viendras pas te plaindre si tu te fais arracher un bras dans un de tes jeux de baston.

Je lui rendis sa grimace en souriant.

— Ne t'inquiète pas, je te l'apporterai pour que tu t'en fasses un gratte-dos ! Je repasse tout à l'heure. À plus !

C'est sur les conseils de Trish que j'avais demandé ces modifications. Cette fille avait quelque chose de particulier, quelque chose d'à la fois inquiétant et attirant ; un magnétisme qui m'avait conduit à la suivre dans des séquences du Net-zone dont je n'avais jamais entendu parler. Des attractions si hors-norme qu'il m'était désormais impossible d'imaginer vivre sans ces décharges violentes d'adrénaline, sans cette saturation douloureusement agréable de tous mes sens. J'attendais de plus en plus impatiemment les apparitions de cette sulfureuse vamp, même si cela m'apportait autant de peur que d'excitation.

J'espérais que les modifications que Zen allait effectuer sur ma Cyb+ effaceraient la frustration que je ressentais lorsque je ne pouvais suivre Trish aussi longtemps que je le voulais, ou quand elle me narguait, me disant que je ne pouvais pas savoir ce que ma console limitée m'empêchait de ressentir...

On allait bien voir. Il m'était déjà arrivé, en me joignant à elle, de vivre des moments psychédéliques dans un état second, des moments pendant lesquels j'avais eu l'impression que de nouveaux sens se manifestaient en moi. Un élargissement du champ de la perception sensorielle était bien entendu impossible. Certaines drogues pouvaient en donner l'illusion, mais la Cyb+ ne touchait pas le cerveau. Du moins, pas directement.

En théorie.

Libérée de toute limitation, ma console était une porte ouverte sur un autre monde. Un Ailleurs plus grand.

Je voulus d'abord y aller en douceur. Découvrir ces nouvelles possibilités les unes après les autres, en appréhender le potentiel, les cerner pour pouvoir l'exploiter. Mais Trish ne m'en laissa pas le temps. Lorsque vous êtes tiré en avant par une bombe de pure excitation, il est difficile de résister. Je me suis laissé entraîner, impatient d'exister.

 

*

* *

 

Deux heures ? Dix ? Une journée ? Une semaine ? Je n'avais aucune idée du temps qui avait pu s'écouler. Cela importait peu, désormais. J'avais tout ce qu'il me fallait. Trish. Les sensations.

J'ai croisé un vieux pote, sur une zone tampon entre deux aires de jeux. Il semblait alarmé, me disait que j'étais devenu un Net-zombie. Il voulait que je le suive, que je regagne sa réalité – la mort, oui ! – mais heureusement Trish l'envoya se faire fragmenter.

Elle ne parlait presque plus de l'univers réel, sauf en quelques rares occasions. Elle éveillait alors ma curiosité en évoquant le jour hypothétique où nous pourrions nous rencontrer physiquement. Je n'étais pas certain d'y tenir vraiment, mais je dois avouer qu'à force d'évoquer discrètement la chose, elle avait réussi à capter une part de mon attention.

Finalement, nous eûmes nos premiers rapports cyber-sexuels, elle et moi. C'était merveilleux et étrange. Comme de se retrouver au point de collision de deux galaxies, dans une fusion à la fois extraordinaire et brutale. Tout paraît fade, après cela.

Pour varier les plaisirs, nous commençâmes à nous intéresser à d'autres types de jeux. Je ne comprenais pas vraiment ce que je faisais ; je suivais Trish et agissais selon son bon vouloir. Je pouvais être docile, presque servile ; je tentais de deviner ses désirs, de les devancer, dans l'espoir qu'elle m'accorde un surcroît d'attention. Peu à peu, le sentiment de danger s'accentua, prit le pas sur tout le reste, devenant à la fois le jeu et sa raison d'être. Mon excitation grandit d'autant ; elle me devint précieuse, mais c'était une arme à double tranchant. Si elle me protégeait de la peur, elle pouvait aussi me pousser à prendre des risques inconsidérés. J'appris à la contrôler, à voir différemment les données à travers elle.

Mes perceptions exacerbées étaient affectées par des flots gigantesques de stimuli. Et, régulièrement, la douleur, comme une récompense. Et plus ça allait, plus j'en voulais, encore et encore. De l'excitation, du risque, des sensations. Après tout, peut-être étais-je bel et bien accro.

Trish finit par me dire que nous pirations allègrement les sites les plus protégés des corpos et des armées. Je comprenais mieux le sens de mes actes, même si j'avais du mal à réfléchir posément. Je m'étais habitué à vivre dans l'urgence, dans l'escalade ; pas dans la réflexion. Tout ce qui importait, c'était de savoir qu'en continuant à pirater, j'aurais toujours ma dose, je me sentirais vivant.

Je perdais régulièrement certaines perceptions, en gagnais d'autres simultanément. Je jonglais parmi les flux, acrobate du numérique capable de savoir instantanément si un courant était une mine d'informations ou pouvait au contraire se révéler dangereux. Trish semblait s'en amuser ; elle m'en demandait toujours plus, en donnait si peu. Grâce à elle, j'étais. Mais pour elle, qu'étais-je ?

 

*

* *

 

Avec le temps, tout s'estompe ; on veut sans cesse découvrir de nouvelles choses. Trish avait réussi à titiller ma curiosité quant à sa face cachée. Pourquoi glissait-elle sur le sujet, l'abordant puis l'esquivant ? Pour me stimuler ? Pour me manœuvrer ?

Le seul moyen de le savoir était de regagner la réalité. De manière insolite, cela me faisait peur. Pourtant, j'avais pris goût à la peur.

Je l'ai fait. J'ai exécuté la séquence d'échappement. Le temps d'un battement de cil, et j'étais chez moi. Mon salon, mes meubles. Et Trish qui me regardait avec un sourire narquois. Machinalement, je refis le code de sortie, sans aucun changement.

Elle vint vers moi, de sa démarche féline que je lui connaissais bien. Elle approcha son visage tout près du mien, une expression carnassière et moqueuse sur les lèvres.

— Eh bien, mon grand, pourquoi veux-tu me quitter ?

Ma tête était lourde, mes pensées s'embrouillaient.

— Je voulais te connaître. Connaître la personne derrière l'avatar.

Elle me prit par le bras, dont la maigreur m'était étrangement naturelle, et m'entraîna hors de mon appartement, dans la rue. J'avais du mal à suivre son rythme, je trébuchais, et à chaque fois elle me regardait avec de l'amusement et du dédain dans les yeux.

Amusement à me voir contrôler difficilement ce corps qui contredisait mes sensations. Dédain à toucher ma viande gluante de cellules mortes et de nanos hors-service.

Elle me tira à l'intérieur d'une résidence chic, entra dans un logement sans frapper. Une femme d'un certain âge, la tête couverte d'un heaume cybervision, leva la main pour me saluer. Ses contours étaient flous, pixélisés. Mal à la tête...

Trish posa une main sur mon épaule. Le contact me réveilla un peu.

— C'est moi, dit-elle d'un ton faussement détaché.

— Comment est-il possible que je te voie à la fois ...

— C'est moi, te dis-je. Sensations corporelles. Cadeau.

Son rictus devenait venimeux. Ses yeux se rétrécissaient de satisfaction.

— Mais, ton équipement...

— Crois-tu un seul instant que j'aurais pu survivre à toutes ces séances de piratage, si j'avais eu une console aussi sensible que la tienne ?

— Mais... Pourquoi... pourquoi tout ça ?

— J'espionne pour le compte de grosses corpos. Et toi...

— Moi ?

— J'avais besoin de quelqu'un ayant une Cyb+, pour pénétrer partout. Mon vieux hardware me protège des contrecoups, mais ne me permet pas d'accéder à tout.

— Mais, mon vrai moi ? Je veux dire...

— Tu n'as pas compris ? Mais tu es mort, voyons.